Date de sortie 17 juin 2015
Réalisé par Deniz Gamze Ergüven
Avec Güneş Nezihe Şensoy, Doğa Zeynep Doğuşlu, Elit İşcan,
Nihal Koldaş, Ayberk Pekcan, Tuğba Sunguroğlu, İlayda Akdoğan
Genre Drame
Nationalité Turque
Alice Winocour et
Warren Ellis
Grâce à sa sélection à la Quinzaine des Réalisateurs, Mustang va recevoir une exposition mondiale. Quelles réactions espérez-vous ?
C’est un honneur de présenter ce film à Cannes. Quand j’ai fait lire mon scénario à des hommes en Turquie, j’ai parfois été témoin de réactions vives car mon regard féminin sur leur société était très nouveau pour eux. J’imagine que ce sera tout autant exotique pour eux que pour les gens qui vivent à l’autre bout du monde. Je suis très curieuse des retours... J’aimerais que le film soit partagé, qu’il fasse réfléchir, qu’il ouvre des petites portes en Turquie ou ailleurs. L’important pour moi est de créer un sentiment d’empathie envers ces filles. Qu’on leur donne enfin la parole et qu’on écoute leur voix.
Synopsis
C'est le début de l'été.
Dans un village reculé de Turquie, Lale et ses quatre sœurs rentrent de l’école en jouant avec des garçons et déclenchent un scandale aux conséquences inattendues.
La maison familiale se transforme progressivement en prison, les cours de pratiques ménagères remplacent l’école et les mariages commencent à s’arranger.
Les cinq sœurs, animées par un même désir de liberté, détournent les limites qui leur sont imposées.
Entretien avec la réalisatrice
Relevé sur http://www.unifrance.org
Vous êtes née à Ankara mais vous avez surtout vécu en France. Pourquoi avoir tourné en Turquie votre premier film ?
La majeure partie de ma famille réside toujours en Turquie et j’ai passé ma vie à faire des allers-retours entre les deux pays. Je suis d’autant plus préoccupée par les histoires qui se déroulent en Turquie que c’est une région en pleine effervescence, où tout bouge. Depuis quelques temps, le pays a pris une tournure plus conservatrice mais on y ressent toujours une force, une fougue. On a le sentiment d’être au coeur de quelque chose, que tout peut vriller à tout moment, partir dans n’importe quelle direction. C’est aussi un réservoir à fiction incroyable.
Tout comme votre court-métrage de fin d’études, Mustang est le récit d’une émancipation. Quelle est la genèse de cette histoire ?
Je voulais raconter ce que c’est que d’être une fille, une femme dans la Turquie contemporaine. Un pays où la condition féminine est plus que jamais au centre du débat public. Sans doute le fait d’avoir un effet de dezoomage en quittant fréquemment la Turquie pour la France a eu son importance.
À chaque fois que je retourne là-bas, je ressens une forme de corsetage qui me surprend. Tout ce qui a trait à la féminité est sans cesse ramené à la sexualité. C’est comme si chaque geste des femmes, et même des jeunes filles, avait une charge sexuelle. Par exemple, il y a ces histoires de directeurs d’écoles qui décident d’interdire aux filles et aux garçons de monter en classe par les mêmes escaliers. Ils vont jusqu’à aller construire des escaliers séparés pour chacun. Ça prête une grande charge érotique aux gestes les plus anodins. Monter les escaliers devient un sacré machin… C’est toute l’absurdité de ce genre de conservatisme: tout est sexuel. On en arrive à parler de sexe sans cesse. Et on voit émerger une idée de société qui positionne les femmes comme des machines à faire des enfants, bonnes à rester à la maison. On est l’une des premières Nations à avoir obtenu le droit de vote dans les années 30 et on se retrouve aujourd’hui à défendre des choses aussi élémentaires que l’avortement.
C’est triste.
Pourquoi ce titre à la sonorité anglo-saxonne Mustang ?
Le Mustang est un cheval sauvage qui symbolise parfaitement mes cinq héroïnes, leur tempérament indomptable, fougueux.Et même visuellement, leurs chevelures ressemblent à des crinières, leurs cavales à travers le village ont tout d’une troupe de mustangs... Et l’histoire avance vite, parfois à tambours battants. C’est cette énergie qui est pour moi le coeur du film, à l’image de ce Mustang qui lui a donné son nom.
Qu’y-a-t-il de vous dans le film ?
Le petit scandale que les filles déclenchent en grimpant sur les épaules des garçons avant de se faire violemment réprimander au début du film m’est réellement arrivé à l’adolescence. Sauf que moi, ma réaction à l’époque n’a pas du tout été de répondre aux remontrances qui m’étaient faites. J’ai commencé par baisser les yeux, honteuse. Ça m’a pris des années pour commencer à ne serait-ce que m’indigner un peu. Je tenais à faire de mes personnages des héroïnes. Et il fallait absolument que leur courage paye, qu’elles gagnent à la fin, et ce de la manière la plus jubilatoire possible. Je vois ces cinq filles comme un monstre à cinq têtes qui perdrait des morceaux de lui-même, à chaque fois qu’une des filles sort de l’histoire. Mais le dernier morceau subsisterait et réussirait à s’en sortir. C’est parce que ses aînées sont tombées dans des pièges que Lale, la cadette, n’a pas envie du même destin. Elle est un condensé de tout ce que je rêve d’être.
Vous semblez affirmer que la seule issue est l’éducation ?
La déscolarisation des filles et la réaction que cela suscite chez elles a, l’air de rien, un impact déterminant sur l’histoire. Mais je n’approche pas les choses de manière militante. On ne fait pas un film comme un discours politique. Romain Gary disait qu’il n’allait pas manifester car il avait une étagère entière de livres qui le faisaient à sa place. Il y a de ça : le film exprime les choses de manière beaucoup plus sensible et puissante que je ne pourrais le faire. Je l’envisage vraiment comme un conte avec des motifs mythologiques comme celui du Minotaure, du dédale, de l’Hydre de Lerne - le corps à cinq têtes que constituent les filles - et du bal, remplacé ici par un match de foot auquel les filles rêvent d’assister.
Une famille avec cinq adolescentes qui suscitent la convoitise des garçons alentours et que l’on essaie de mettre sous cloche. On pourrait penser à Virgin suicides de Sofia Coppola. Quelles ont été vos références cinématographiques ?
J’ai vu Virgin suicides à l’époque de sa sortie et lu le livre de Jeffrey Eugenides. Mais Mustang n’en découle pas. Pas plus qu’il ne trouve ses racines dans Rocco et ses frères. Parmi mes influences bizarres, il y a plutôt Salò ou les 120 Journées de Sodome pour l’espèce de distance que prend Pasolini pour évoquer à travers un conte un peu sordide une société en prise avec le fascisme. Ce décalage entre forme et fond était ce que je recherchais. Je me souviens qu’il m’arrivait souvent de laisser courir le DVD pendant que j’écrivais mon scénario. J’ai aussi vu beaucoup de films d’évasion comme Un condamné à mort s’est échappé, ou L’évadé d’Alcatraz . Car, si mon histoire se déroule dans le cadre domestique et familier d’une maison, le registre dramaturgique est celui du film de prison.
Avant le tournage, je montrais aux comédiennes un DVD par jour : Monika de Bergman, Fish Tank, Allemagne année zéro, L’enfant des frères Dardenne, beaucoup de choses différentes, pour des raisons très précises à chaque fois... Il y avait aussi des prescriptions sur mesure pour chaque personnage. Par exemple, qui joue Sonay, l’aînée, a aussi eu droit à Sailor et Lula de Lynch et à plein de titres avec Marilyn Monroe pour cette confusion qu’elle dégageait entre innocence et sexualisation à outrance.
Le choix du village reculé d’Inébolu à 600 kms au nord d’Istanbul, sur la côte de la Mer Noire, n’est pas anodin. Il participe à l’oppression ressentie par le spectateur...
Oui, le sentiment d’être au bout du monde est exacerbé par le décor. C’était d’abord un choix esthétique, avec ses paysages qu’on croirait tout droit sortis d’un conte, ses rubans de route en bord de mer et ses forêts un peu inquiétantes.
La région était difficile d’accès. Quelques mois avant mon premier passage, il n’y avait pas d’aéroport. Et aucun film n’avait été tourné là-bas. J’y ressentais réellement le sentiment d’être sous cloche. Dans les villages plus reculés, non seulement les nouvelles n’arrivent que par les canaux officiels, mais il y a en plus dans chaque maison des sacs de charbon, cadeaux de l’époque du Premier Ministre, aujourd’hui Président. Les gens ont un sentiment de proximité, presque familial avec le pouvoir qui leur chuchote littéralement à l’oreille via les médias. Il y avait peu d’endroits sans une télé allumée avec les plus grands dignitaires du pays en train de parler. Depuis le tournage, un aéroport s’est ouvert à 90 km des lieux où l’on a tourné, avec un vol par jour. J’avais l’impression qu’une brèche s’était ouverte. Il y avait un peu d’air frais qui rentrait.
Vous avez réalisé ce film enceinte. Le tournage a été rocambolesque ?
C’était une opération commando. J’étais pile à la moitié de ma grossesse lorsqu’on a fini et on tournait 12 heures par jour, 6 jours par semaine.... Ça me mettait dans la même position de fragilité que les filles, ce qui n’était pas plus mal car on était tous dans le même bateau.
À trois semaines du premier clap, la productrice initiale s’est retirée du projet alors que tout était prêt. C’est comme si le pilote de l’avion s’était débiné en plein vol. Le film était planté. L’équipe a commencé à se détricoter. Tout ce que j’avais mis en place passait à travers le feu. Puis on a rattrapé les commandes avec un nouveau producteur…
Mais le fait d’avoir été à deux doigts de tout perdre n’a fait qu’exacerber notre désir. Ce qu’il s’est passé à ce moment là était tellement dramatique, que ça a donné à tout le monde l’envie de se dépasser pour sauver le film.
Chaque plan est devenu une question de vie ou de mort et les enjeux étaient cruciaux. Les gens prennent des postures exceptionnelles en temps de crise. On fabriquait littéralement ce qu’on allait tourner le jour même : les éléments de décor, les trucages, les cascades. C’était une aventure extrêmement intense où tout se jouait au cheveu près. Une sorte de miracle permanent.
Pourquoi avoir produit le film en France ?
En terme de cinéma, ma famille est française… Peut-être parce que j’ai étudié à la Fémis et y ai fait des rencontres déterminantes. Avec Olivier Assayas par exemple, qui était président du jury l’année où j’y suis entrée et qui, de loin en loin, a toujours été là, extrêmement bienveillant envers moi. Pareil avec David Chizallet, mon chef opérateur qui était cadreur sur mon film de fin d’études Une goutte d’eau.
David a un très beau regard, une espèce d’appétit et de fougue dans sa manière d’accompagner les acteurs. Il a autour d’eux une présence de chat. Il a aussi une surexcitation et une énergie folle à faire des films. Il en a d’ailleurs trois cette année à Cannes et c’est extrêmement mérité.
Alice Winocour a aussi fait la Fémis mais pas en même temps que moi. Nous nous sommes rencontrées en 2011 à l’atelier de la Cinéfondation du Festival. On était les deux seules filles de la sélection et on avait en commun un projet de premier long-métrage un peu trop mastodonte pour un premier long. Elle, Augustine, qu’elle a finalement réalisé et moi Kings que j’ai pour l’instant mis de côté. J’étais en train de jeter l’éponge lorsqu’Alice m’a conseillé de commencer par un film plus petit, qui ne fasse peur à personne.
Je lui ai fait lire un premier traitement de Mustang et on a commencé à écrire le scénario ensemble. Elle m’a portée comme un coach de boxe.
Pour la musique, vous avez fait appel à Warren Ellis, membre de Nick Cave and the Bad Seeds...
La musique de Warren Ellis a une force narrative évidente. Quand Warren joue du violon, on a le sentiment d’entendre une voix qui raconte une histoire. Et ses orchestrations sont bouleversantes. Il y avait une évidence esthétique dans cette rencontre, une cohérence entre les décors du film - la grande maison en bois, les paysages de la Mer Noire… - et le choix de ses instruments.
Avant même de le rencontrer, j’avais posé ses musiques sur les images et cette évidence était déjà là. Notre première rencontre a été très forte mais il n’était pas disponible. Il a fallu que je l’attrape, que je lui tourne autour. J’apprécie d’autant plus notre alliance et notre curiosité l’un pour l’autre, qu’elle crée un carrefour entre nos deux cultures et nos deux pays qui sont aussi éloignés que l’Australie et la Turquie.
Où avez-vous trouvé vos cinq héroïnes ?
On a massivement diffusé une annonce et vu des centaines d'adolescentes en l'espace de 9 mois. En Turquie, mais aussi en France. Vu le sujet du film, c'était important que ce soient elles qui viennent à nous. Il y a eu deux exceptions. Elit İşcan (Ece) était la seule à avoir une expérience d'actrice. Enfant, elle avait porté sur ses épaules deux long-métrages réalisés par Reha Erdem : Des temps et des vents réalisé en 2008 et My only sunshine en 2009. C'était comme une muse, j'ai écrit en pensant à elle et j'avais très peur qu'elle grandisse trop vite par rapport à l'âge de son personnage. J'ai remarqué Tuğba Sunguroğlu (Selma) dans un avion sur un vol Istanbul-Paris alors que j'étais encore au stade de l'écriture. Au delà de son air de mustang, j'ai pressenti chez elle un tempérament... Elle est repassée plusieurs fois devant moi et j'ai fini par la rattraper et parler à sa famille. Je l’ai auditionnée à de nombreuses reprises. C'était émouvant parce qu'elle était très jeune et n'avait jamais joué. D'ailleurs, la première fois, j'ai cru qu'elle allait avoir une crise cardiaque tant elle était intimidée. Puis elle s’est plongée dans le jeu. Güneş Şensoy, Doga Doğuşlu et Ilayda Akdoğan se sont présentées aux auditions. Et c’était trois rares coups de foudre. Elles ont toutes du haut de leur jeune âge, cultivé des vraies qualités d’actrices. Ce qui importait était de caster une distribution plutôt que cinq filles distinctes. Il y avait un écheveau de relations croisées à faire vivre. Par exemple, à l’intérieur de certaines paires, l'une est le side-kick de l'autre. Il fallait que la fratrie soit très organique, que les filles se ressemblent, puissent se répondre, se compléter, se comprendre... J'ai essayé de nombreuses combinaisons et une fois qu'on a eu les cinq, ça a fait clic. Très vite, les filles complotaient entre elles, bougeaient comme un seul corps. Il y en a une (pas toujours la même) qui entraînait le reste du groupe dans une nouvelle direction, parfois dans la fronde, parfois encore ailleurs.
Ont-elles manifesté des réticences à jouer certaines situations ?
Non. On y est allé pas à pas, détail par détail. La scène d'amour de Ece notamment affolait l'équipe mais pas l'actrice. Elit (Ece) était majeure et avait une expérience de jeu. Avec les parents de Güneş (Lale) par exemple, j'avais fait une longue liste de tout ce que leur fille devrait faire ou aborder en faisant ce film. Cela comprenait des points comme celui "elle sera filmée, en maillot de bain, en soutien-gorge… " ou comme "elle va être confrontée – du moins dans le jeu - à la mort d’un proche"… Certains passages du script comprenaient un langage plus cru qu'à l'arrivée.
Et il y avait aussi dans le scénario une séquence où les filles se coupaient complètement les cheveux ce qui, pour elles, était très difficile. Naturellement, on a compris jusqu'où on pouvait aller et on a dû freiner un peu. Mais elles m'auraient suivi absolument partout, je pense. Elles étaient très en confiance et pouvaient aller très loin. Il y avait une absence totale d'inhibition. Mais par rapport à la destinée de leurs personnages, ce n'était pas la peine d'aller beaucoup plus loin. Il y avait par exemple cette scène des chewing-gums ou je leur proposais d’arracher leurs fameuses robes couleur de merde. Au début, elles n'étaient pas très partantes mais les costumes étaient tellement infâmes que c'était impossible de rester dedans et c'est finalement devenu un moment extrêmement jubilatoire et libérateur pour elles.
C’est justement le propos du film : c’est le regard posé sur ces filles qui est perverti, pas elles...
Oui. Quand on a lu ensemble le scénario, on s’est toutes racontées nos histoires, et tous les secrets des unes et des autres y sont passés. J’ai pu constater qu’on avait vécu à peu près les mêmes choses mais que contrairement à moi ou ma génération, elles sont beaucoup plus insouciantes, libérées et maîtresses d’elles-mêmes. Par rapport au conservatisme ambiant, à la situation en Turquie, elles ont une sorte d’affranchissement total. Elles sont aussi surconnectées, savent tout sur tout... C’est surprenant. Elles passent leur temps à se filmer, donc elles ont un rapport à leur image et à leur corps qui est très différent du nôtre, complètement libre.
Elles ont vraiment trois trains d’avance sur moi et leurs parents...
Mon opinion
Qui mieux que la jeune Deniz Gamze Ergüven, à la fois scénariste et réalisatrice pour parler de la jeunesse actuelle de son pays natal ? La Turquie. De ses envies, de ses espoirs, mais aussi du poids des traditions qui revient s'imposer, comme pour mieux l'étouffer.
"On est l’une des premières Nations à avoir obtenu le droit de vote dans les années 30 et on se retrouve aujourd’hui à défendre des choses aussi élémentaires que l’avortement." précise Deniz Gamze Ergüven.
Pour son premier long-métrage, la réalisatrice affiche un réel talent avec une mise en scène élégante, un scénario, subtil et intelligent coécrit avec Alice Winocour. Ces deux seuls points suffiraient à faire de ce film une vraie réussite. Viennent s'ajouter la superbe photographie de David Chizallet associé à Ersin Gök et la bande-son de Warren Ellis qui accompagne magnifiquement l'ensemble. Si certaines scènes peuvent paraître longues ou répétitrices elles n'ont fait que renforcer l'émotion que j'ai ressentie tout au long du film.
Que dire des actrices ? Elles sont belles, totalement crédibles, étonnantes de naturel et foncent dans la vie avec l'insouciance de la jeunesse. Obligées de se battre, aussi, pour tenter de vivre une adolescence face au poids archaïque représenté par des traditions moyenâgeuses.
"Elles ont vraiment trois trains d’avance sur moi et leurs parents..." précise la réalisatrice.
Ces cinq jeunes comédiennes, participent grandement à la réussite de ce film que j'ai eu, enfin, la grande chance de découvrir.
Un grand coup en plein cœur.
Un grand merci à Dasola dont le billet m'a convaincu d'aller voir ce film.