Date de sortie 20 janvier 2016
De Joachim Lafosse
Avec Vincent Lindon, Louise Bourgoin, Valérie Donzelli, Reda Kateb
Bintou Rimtobaye, Jean-Henri Compère, Philippe Rebbot,
Stéphane Bissot, Yannick Renier, Catherine Salée
Genre Drame
Production Française, Belge
Depuis ses débuts, la carrière de Joachim Lafosse se développe au rythme des festivals internationaux qui retiennent régulièrement ses œuvres. Ses deux premiers longs, Folie Privée et Ça rend heureux, sont sélectionnés au Festival de Locarno. Son troisième film, Nue Propriété], est en compétition à Venise. Le suivant, Élève Libre, explore les enfers pavés d'honnêtes intentions; un thème qui passionne le réalisateur. Ce dernier est retenu par la Quinzaine des Réalisateurs, et en 2012, À perdre la raison met en scène la véritable histoire d'une mère poussée à l'infanticide. Un rôle qui vaut à Emilie Dequenne le Prix d’interprétation dans la sélection Un certain regard au Festival de Cannes 2012.
Les Chevaliers Blancs seront finalement dévoilés au Festival de Toronto
C’est donc un nouveau rendez-vous de prestige qui vient enrichir le palmarès de Lafosse. Le festival de Toronto est considéré l’un des plus importants festivals au monde, notamment grâce à son ouverture sur le marché nord-américain. Il est aussi souvent la première étape d’une carrière internationale dans de nombreux festivals.
Sources Aurore Engelen pour cineuropa.org
Au Festival de San Sebastian 2015
Joachim Lafosse our Les Chevaliers blancs
Jacques Arnault , président de l'ONG Move for Kids, a convaincu des familles françaises en mal d’adoption de financer une opération d'exfiltration d'orphelins d’un pays d’Afrique dévasté par la guerre.
Il propose à une journaliste, Françoise Dubois (, de les accompagner et de couvrir médiatiquement l'opération.
Totalement immergés dans la réalité brutale d'un pays en guerre, Jacques et son équipe perdent peu à peu leur sens critique et deviennent complices d'un fiasco humanitaire...
Entretien avec le réalisateur, scénariste Joachim Lafosse,
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Pour la première fois vous vous engagez sur le terrain du cinéma d’aventures.
Après deux huis-clos, j’avais envie d’un film plus ouvert, l’affaire de l’Arche de Zoé m’a offert l’opportunité d’aborder un nouveau genre tout en posant à nouveau la question complexe du droit d’ingérence et de la limite entre bien et mal. Cette affaire est un outil de fiction magnifique.
Les chevaliers blancs s’inspire de l’affaire de l’Arche de Zoé, ce groupe d’humanitaires qui voulaient faire adopter par des familles françaises des "orphelins". Comme dans Élève libre et À perdre la raison, il y est à nouveau question d’une manipulation exercée au nom du bien.
Le thème de l’enfer pavé de bonnes intentions me passionne. Dans ces films, les personnages principaux érigent en loi l’idée qu’ils se font du bien et l’appliquent aux autres sans se soucier des conséquences que cela déclenche : un élève en décrochage scolaire rencontre un professeur qui veut le sauver malgré lui, un médecin accueille une famille qu’il couvre de dons jusqu’à l’étouffer... Ici, des « humanitaires » s’arrogent le droit de sauver des enfants.
Comment s’empare-t-on d’un tel fait de société ?
Avec sa subjectivité. En proposant un autre angle de vue et des pistes de réflexions différentes de celles offertes par les medias et la justice. La vérité judiciaire, l’objectivité journalistique ne sont pas uniques. Il reste un espace, la fiction, dont l’artiste peut s’emparer librement. Contrairement à une idée reçue, s’emparer d’un fait de société est un vecteur de création de fiction. Il en faut beaucoup pour surprendre avec une histoire que chacun croit déjà connaître. Le processus d’écriture a été long, j’ai travaillé avec plusieurs coscénaristes. Jusqu’au bout, j’avais besoin de vérifier la matière de mon film.
Avez-vous rencontré des personnes liées à l’affaire de l’Arche de Zoé ?
Non, je ne l’ai jamais souhaité. Sachant que je suis un auteur de fiction, je sais très bien que ce que je mets en scène n’est pas le réel, mais est uniquement le fruit de mon imagination. C’est une élaboration. Il ne s’agit pas d’eux, les personnages que je mets en scène ne sont pas les protagonistes de l’affaire de l’Arche de Zoé. Mes films sont d’abord le reflet de mes obsessions.
Avez-vous souhaité rester fidèle aux évènements ?
La fidélité au réel n’est en aucun cas ma priorité. Avec , je souhaite me ranger du côté d’Africains qui ignorent tout des intentions réelles des humanitaires Français. Il leur est dit que des orphelins vont être pris en charge dans un dispensaire jusqu’à l’âge de 15 ans, qu’ils y seront nourris, logés et instruits...et ils y croient. Certains finissent même par déposer leurs propres enfants avec l’intention louable de les mettre en sécurité et de les sauver de la misère. Dictée par la nécessité, leur attitude n’est pas comparable à celle des prétendus professionnels de l’humanitaire, dont le projet est d’exfiltrer ces enfants africains au nom du désir d’adoption de familles françaises, partant du principe que leur avenir sera meilleur en France que dans leur pays dévasté par la guerre.
Vous avez choisi Vincent Lindon pour jouer le rôle du leader de l’ONG.
Vincent est le père, le frère ou l’ami qu’on rêverait tous d’avoir. On le voit comme un type franc, politiquement engagé. C’est un honnête homme. Seul un comédien de cette dimension, de son charme, de sa capacité de séduction, pouvait interpréter Jacques Arnault : comment expliquer autrement qu’un simple pompier réussisse à lever 600 000 euros et à convaincre toute une équipe de partir en Afrique monter un projet pareil sans choisir un acteur possédant ces qualités ? Jacques Arnault est un magnifique personnage, car il contient toutes les contradictions de l’occidental généreux, mais allant jusqu’à abuser de sa "bonne foi" pour sauver le monde, son monde.
Vincent Lindon lui confère un charisme fascinant.
Vincent amène au personnage la dimension nécessaire à notre adhésion : il n’est pas intéressé, il est généreux et s’il a dérapé vers une action moralement inacceptable, c’est de manière inconsciente. "Sauver les enfants" suffit à justifier pour lui ses mensonges et la réalité : il enlève des enfants. À la différence de Laura - Louise Bourgoin, sa compagne, qui a foi en sa mission - elle pourrait sortir des Justes, d’Albert Camus -, le personnage d’Arnault n’est au bout du compte que dans la croyance de lui-même. Le sacré, c’est lui ; la loi, c’est lui. Je n’y serais pas parvenu sans Vincent Lindon.
Il m’a offert son intelligence. À chaque plan, chaque séquence, il m’a donné la possibilité de nous remettre en question. Il était animé par le même désir de cinéma et prêt à partager avec moi toutes les incertitudes liées à la création. C’était parfois éprouvant, mais c’est ce qui constitue le bonheur d’une rencontre. Il ne faut pas croire que le réalisateur soit le seul détenteur du savoir sur un plateau. Sur mes tournages, j’ai de plus en plus tendance à communiquer mes doutes aux comédiens. Cela commence par les effrayer, puis tout le monde se met au travail et commence à faire des propositions. Je deviens le type avec qui l’on cherche.
L’argent qu’il distribue aux chefs des villages lui donne un atout dans ce pays dévasté par la guerre.
L’argent fait partie de sa bonne conscience de Blanc. À aucun moment, il ne pense ou n’admet que son argent sert à acheter les enfants. Non, c’est toujours pour services rendus.
Il y a une scène terrible où il met en demeure les mères africaines de choisir : reprendre l’enfant qu’elles lui ont confié ou le lui abandonner à 100%.
À un moment ou à un autre, une personne manipulatrice est obligée de dire quelque chose de vrai. Sinon, on ne la croirait pas, on ne voterait pas pour elle. Jacques Arnault est capable de croire et faire croire à la fiction des règles qu’il a défini : il ne veut que des orphelins, même s’il sait qu’au fond il ne pourra jamais vérifier si les enfants le sont vraiment. Quand on écrit sur un sujet pareil, c’est assez jubilatoire de prêter des paroles justes à un personnage transgressif.
Durant leur procès, en 2012 et 2013, les membres de l’Arche de Zoé se sont réfugiés derrière leur idéalisme : ils ont prétendu avoir voulu sauver les enfants victimes de la guerre, ils agissaient au nom du bien.
C’est toujours en son nom qu’on écarte les questions essentielles ; celle de la justesse du droit d’ingérence en est une. Quel désir anime vraiment les occidentaux qui agissent au nom de l’humanitaire, de la démocratie ? Sans généraliser - car certains ne se situent heureusement pas dans ce schéma - il peut n’y avoir pas loin d’une tendance au néocolonialisme chez certains humanitaires. À leur manière ce sont des terroristes de la bien-pensance ! Jacques Arnault, le personnage principal, ne porte pas la loi : il la fait, il décide de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas, au mépris du politique, du débat, de l’acceptation du tiers et du principe de réalité. On en revient à la question du droit d’ingérence : d’une certaine manière, Jacques Arnault s’en fait le bras armé et l’applique à la lettre. Or, appliqué à la lettre, ce discours ne fonctionne pas : on ne peut pas aller aider les gens malgré eux. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les idéologues du droit d’ingérence ont été embarrassés par cette affaire. Il était sans doute plus facile pour eux de la classer en qualifiant ses auteurs de "zozos", alors qu’ils sont peut-être l’incarnation jusqu’au boutiste du fantasme de l’ingérence.
Comme toujours dans vos films, on est littéralement immergé dans la tête de chacun des personnages.
En effet, le récit m’intéresse moins que leur complexité. Mon plaisir est de les suivre de la première à la dernière image, de vivre leurs contradictions. Ce que je souhaite c’est faire vivre aux spectateurs le vertige, la bascule vers l’aveuglement qui anime ce groupe d’humanitaires.
Lors des scènes au téléphone avec les parents adoptants, on voit très bien comment Jacques Arnault, le leader du groupe, jouit de son pouvoir de satisfaire le désir d’enfants des parents français.
Jacques Arnault a très bien compris que leur désir passait au-dessus de tout et qu’il pouvait obtenir d’eux : notamment leur faire verser 2 200 euros chacun pour lui permettre de financer son opération.
Pour autant, ne sont-ils pas eux aussi un peu commanditaires de l’opération ?
Ces parents sont tellement aveuglés par leurs difficultés d’avoir accès à l’adoption, qu’ils en oublient d’interroger les transgressions de l’opération. Au risque de déplaire, je pense que c’est une très bonne chose que la législation rende l’adoption aussi difficile. Ce n’est pas parce qu’un pays interdit l’adoption internationale qu’on peut décider d’exfiltrer des orphelins au travers d’une mission "humanitaire".
Il y a, au début du film, une scène assez hallucinante où l’on entend les bénévoles, tout juste arrivés au camp, entonner devant un feu de camp la chanson de Julien Clerc, Ce n’est rien. Le décalage avec ce qui se trame est stupéfiant.
J’aime cette chanson parce qu’elle représente à la fois l’horreur du déni et l’aspect magnifique du pardon. Mais jusqu’où peut-on prétendre que "ce n’est rien" ? Beaucoup d’humanitaires m’ont raconté, qu’arrivés sur le terrain, vient toujours un moment où ils en appellent à cette expression, où ils sont obligés d’oublier de penser. Évidemment, moi, je suis un grand lâche, je suis incapable d’aller sur le terrain, je ne sauve personne, je fais de la fiction.
"Lâche", c’est le terme qu’emploie une des infirmières bénévoles à propos de Chris, son supérieur, interprété par Yannick Renier, lorsqu’il choisit de quitter la mission.
Il y a aussi dans le film des personnages qui choisissent de regarder leur impuissance en face et qui refusent d’aller dans le mur. Tout le monde peut se tromper, partir sur une mauvaise idée, à condition de s’arrêter avant le passage à l’acte. Il faut faire attention aux idées, je crois beaucoup plus au principe de réalité ; il ne nous rend pas très puissants, nous fragilise mais c’est bien mieux comme ça.
Sans cesser de vendre ses services à l’organisation et quoiqu’il choisisse le cynisme, le personnage de Reda Kateb a, lui aussi, parfaitement conscience de l’inanité de l’entreprise. C’est un peu comme s’il tendait un miroir réfléchissant aux protagonistes et à leur irresponsabilité.
Il est plus proche de la vie que du fantasme. Il sait la complexité du monde. Il n’est pas manichéen, pour lui tout n’est pas blanc ou noir... Supposée être un témoin moral impartial, Françoise, la journaliste, jouée par Valérie Donzelli, ne fait, à l’inverse, que renvoyer des messages contradictoires. Partie pour informer, le personnage de Françoise est dépassé par ses émotions. Elle perd son sens critique et laisse ses affects l’emporter sur sa raison. Elle incarne à mes yeux la difficile question morale que doivent vivre les journalistes témoins de situations dramatiques.
C’est la première fois que vous réalisez un film d’une telle ampleur : un film d’aventure, avec des scènes de guerre, des séquences de poursuite dans le désert, des scènes d’avion...
Sur ce film, tout était plus grand que ce que j’avais filmé auparavant – le décor, les déplacements, les mouvements de caméra. Ma réponse a été de me cramponner aux personnages et de les suivre dans leur complexité jusqu’à trouver une justesse formelle. J’avais en tête la leçon de Sidney Lumet, des frères Dardenne ou de Maurice Pialat : c’est la vérité des personnages qui fait un film, il faut travailler sa pierre et la sculpter jusqu’à faire émerger cette vérité.
Les chevaliers blancs est également votre premier film de groupe. Dirige-t-on différemment lorsqu’on a affaire à une équipe de 50 personnes auxquelles viennent s’ajouter une centaine de figurants et 60 enfants ?
On ne peut pas contenir un projet aussi important, il faut faire confiance à ce que l’on a engendré. Il m’est arrivé de me laisser surprendre, mais je n’ai jamais eu la sensation de perdre le fil ; au contraire, j’avais l’impression de le gagner. C’est la preuve que le cinéma est un art collectif et qu’il y a autant de manières de diriger que d’acteurs.
Pourquoi avoir choisi de tourner au Maroc ?
Il était très compliqué d’aller tourner au Tchad - les assurances ne nous auraient pas couverts -, mais je tenais vraiment à le réaliser avec des Tchadiens. Nous avons découvert qu’il existait une communauté tchadienne au Maroc, nous avons passé trois mois avec eux. Il était édifiant de mesurer la colère dans laquelle l’affaire de l’Arche de Zoé les avait plongés.
La musique du groupe Apparat joue un rôle très important.
Elle devait marquer en permanence la volonté de toute puissance des personnages, frapper directement l’inconscient du spectateur, le prendre par les tripes. La musique électronique, qui fonctionne à la pulsion plus qu’à l’émotion, convenait parfaitement.
Mon opinion
"Le thème de l’enfer pavé de bonnes intentions" passionne le réalisateur. En s'emparant d'un monstrueux et douloureux fait divers, il déclare "mes films sont d’abord le reflet de mes obsessions."
Dans celui-ci, le scénario se range du côté des Africains qui semblent tout ignorer des intentions de la prétendue ONG. Parfois filmé d'une façon quasi documentaire, le film décolle vraiment grâce à un casting remarquable.
Yannick Renier, méconnaissable, dans le rôle de celui qui "refuse d'aller dans le mur". Reda Kateb, Philippe Rebot mais aussi Valérie Donzelli dans la peau d'une journaliste qui découvrira rapidement le sens véritable de cette expédition, avant de sombrer, elle aussi, dans un affect compréhensible sont tous parfaits.
Louis Bourgouin incarne l'une des principales instigatrices de cette "opération". Ses sourires, tels le venin, sont le parfait reflet de cette femme machiavélique. Vincent Lindon excelle une fois encore. Il est à la fois le salaud parfait sans être dénué d'une certaine humanité.
Grâce à ces enfants, ces femmes et ces hommes Tchadiens qui accompagnent les acteurs, l'immersion est totale. Douloureuse, aussi.