Vu en avant-première le 19 février 2016
Date de sortie 6 avril 2016
Réalisé par Pablo Agüero
Avec Gael García Bernal, Denis Lavant, Pepi Monia,
Miguel Angel Sola, Ailín Salas, Daniel Fanego, Sofia Brito,
Titre original Eva no duerme
Genres Drame, Historique
Production Mexicaine, Argentine, Espagnole
Synopsis
1952, Eva Perón vient de mourir à 33 ans.
Elle est la figure politique la plus aimée et la plus haïe d’Argentine. On charge un spécialiste de l'embaumer. Des années d'effort, une parfaite réussite.
Mais les coups d'état se succèdent et certains dictateurs veulent détruire jusqu'au souvenir d'Evita dans la mémoire populaire.
Son corps devient l’enjeu des forces qui s’affrontent pendant 25 ans.
Durant ce quart de siècle, Evita aura eu plus de pouvoir que n’importe quelle personnalité de son vivant.
Eva Perón, Evita, reste la figure politique la plus importante de l’Argentine. Son portrait en grande échelle surplombe Buenos Aires ; les principaux syndicats et mouvements ouvriers revendiquent son héritage ; l’ex-présidente du pays, Cristina Kirchner, a fait tous ses discours devant son image et évoquait son exemple à l’heure d’affronter les multinationales.
Entretien relevé dans le dossier de presse avec le réalisateur Pablo Agüero.
Propos recueillis par Andrés Criscaut.
Pablo Agüero est né en Argentine, en 1977. À 15 ans, il réalise son premier film, en VHS, Más allá de las puertas, qui gagne la Biennale Patagonique d’Art. Ce prix lui permet de faire des études de cinéma. Son premier long-métrage, Salamandra, a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2008. Il réalise ensuite 77 Doronship et le documentaire Madres de los dioses qui a reçu la mention spéciale à Mar del Plata.
Le script Eva no duerme lui a valu le Grand Prix du meilleur scénariste en 2012. Il a été lu en public par Jeanne Moreau, et a été l’objet d’une pièce radiophonique pour France Culture.
Une nouvelle Evita ?
Personne auparavant n’avait abordé la véritable histoire de son corps disparu. Et c’est l’une des histoires les plus incroyables et cinématographiques qui soit. Evita, l’une des grandes figures politiques de l’histoire contemporaine, meurt au même âge que le Christ, elle est embaumée grâce à une technique inédite qui la transforme en "Belle au bois dormant", mais son corps est séquestré par les militaires et caché par le Vatican, son nom provoque des soulèvements populaires pendant plus d’un quart de siècle…
Eva ne dort pas commence avec le jour de sa mort et se termine sur la nuit de son enterrement, c’est-à-dire 25 ans plus tard. Car le mythe d’Evita naît au moment de sa mort, tout comme celui du Christ qui achève de se former au moment de la crucifixion.
Pour toi, qui fais partie de cette génération ayant connu le péronisme au travers des seuls récits de parents et de grands-parents, que signifient Evita et Perón ?
Au début, pour moi, le péronisme était juste un vieux populisme replet de contradictions. Ensuite, tout au long des cinq ans qu’a duré l’investigation nécessaire à la réalisation du film, j’ai compris que s’il y avait eu une réaction aussi prolongée et sanguinaire pour le réprimer, c’est parce qu’il possédait un véritable caractère révolutionnaire. Ce n’est pas par hasard que son nom d’origine est le "justicialisme".
Son poids historique repose plus sur l’introduction du concept de justice sociale que sur son programme politique. Evita m’intéresse en tant que parabole de cette revendication populaire que personne ne pourra faire taire. C’est une femme qui, même morte et disparue, continue de vivre dans les idéaux de milliers de personnes qui l’ont adoptée comme une mère de l’insurrection. C’est le cauchemar vivant des militaires et des néolibéraux. Elle est l’oiseau Phénix qui revient éternellement pour nous rappeler que tant qu’il n’y a pas de justice sociale, il n’y aura pas de paix possible.
Sur quels matériaux t’es-tu basé pour écrire le scénario ?
J’ai lu toute la bibliographie que j’ai pu trouver, qu’elle soit historique ou fictionnelle, je me suis entretenu avec des anciens guérilleros, montoneros et militaires, j’ai consulté des historiens et des scénaristes et même des archives de la CIA, j’ai étudié les techniques d’embaumement ainsi que l’éthique militaire. Je me suis également rendu à Madrid pour retrouver la deuxième femme de Perón, Isabel, qui avait pratiqué des rites ésotériques sur le corps d’Evita.
Finalement, j’en suis arrivé à la conclusion que tout le monde mentait. Tous les protagonistes, les témoins, les historiens donnent leur propre version de l’histoire en fonction de leurs intérêts politiques ou personnels. Or, ils la présentent comme la vérité objective et indiscutable des faits. J’ai donc décidé de prendre les libertés artistiques nécessaires et de construire ma propre version de l’histoire. Mais je ne voulais pas tromper le spectateur avec une supposée reconstitution "objective". Il était important pour moi de dire : "ceci n’est pas la vérité" mais "ma vérité". Ma réponse esthétique à cette préoccupation éthique a été de filmer Eva ne dort pas comme s’il s’agissait d’un film fantastique, un thriller onirique.
Bien qu’Evita ait fait couler beaucoup d’encre, ton film se place du point de vue inhabituel des "oppresseurs". Pourquoi avoir choisi comme cadre une trilogie qui montre l’embaumeur, le séquestreur et le militaire ayant ordonné sa disparition ?
J’ai adopté le point de vue des ennemis pour éviter cette empathie sans nuance, cette revendication presque obscène avec laquelle on traite souvent ce genre de sujets. Émettre un jugement de valeur reviendrait à enfermer le spectateur dans une lecture unique. Je ne crois pas que ce soit la fonction du cinéma. C’est pour cette raison que j’ai assumé le risque de formuler un débat qui mette le public dans une situation de liberté presque dérangeante face aux ambiguïtés et aux contradictions de l’histoire.
Comment t’y es-tu pris pour choisir les acteurs ?
J’ai essayé d’aller à l’encontre des clichés. J’ai choisi une jeune femme blonde et douce portant un chignon pour incarner une montonera communiste que tous imaginaient brune et autoritaire. J’ai proposé à un jeune homme sympathique et beau tel que Gael García Bernal d’interpréter le plus sanguinaire des dictateurs. Et Gael, qui possède une conscience aigüe de la politique, a relevé le défi de nous mettre face à la banalité du mal. De même, Daniel Fanego, qui a milité dans le péronisme toute sa vie, interprète magistralement le bourreau de ce mouvement, sans craindre de générer de l’empathie. Imanol Arias, quant à lui, est plus proche de son personnage, il apporte avec finesse tout un bagage culturel que je n’aurais pas su lui conférer. Le choix de Denis Lavant est une allusion relativement anachronique aux militaires français qui introduisirent en Amérique Latine la doctrine de la "lutte antisubversive", de la torture et de la disparition de personnes. Mais c’est surtout le luxe de pouvoir travailler avec ce merveilleux "monstre d’acteur" de la race presque éteinte de Klaus Kinski.
Sans compter le grand défi de trouver un acteur pour interpréter le cadavre et prendre la place du corps d’Eva...
La jeune actrice Sabrina Macchi a dû faire des exercices de yoga et suivre un régime spécial en vue d’obtenir l’immobilité totale. Il y a une scène presque magique dans un aquarium, où elle a été contrainte de rester plusieurs heures dans l’eau froide et de contenir sa respiration tout au long d’un plan séquence. Ces exercices physiques sont venus en compléter d’autres plus "spirituels" destinés à produire sur son visage des expressions profondes et à essayer de capter, en un sens, l’esprit d’Eva.
La séquestration de la momie d’Evita, la profanation du cadavre de Perón ou l’amputation des mains de Che Guevara… Y a-t-il, dans l’histoire de l’Argentine, une relation particulière à la nécrophilie ?
La civilisation chrétienne est bien évidemment nécrophile, basée sur l’adoration d’un cadavre, sur l’exhibition d’un instrument de torture tel que la croix et la sacralisation des blessures, de la souffrance ou de la mort.
Comment l’idée ainsi que le tournage ont-ils évolué ?
Le scénario est le résultat d’un long processus de gestation. En 2008, j’ai commencé à faire un brouillon et ce n’est qu’après quatre ans de travail en solitaire, d’investigation, de réécriture, de doutes et de reformulations, que j’ai enfin pu l’épurer en 2011. Cette version a reçu de nombreux prix, elle a été lue par Jeanne Moreau au festival d’Angers face à presque mille personnes, et elle a été adaptée par la radio française sur une musique originale de Gotan Project. Ces expériences m’ont permis de tester le scénario face au public. Ensuite, grâce à un "tour de table" en équipe avec les acteurs, le scénario a enfin pu prendre vie.
Le tournage a été un peu plus compliqué. Nous avons dû faire une préparation très rigoureuse, basée sur une série de répétitions générales, parce que le plan de tournage ne permettait pas la moindre marge d’erreur. Le tournage a seulement duré 20 jours à raison de 8 heures et 45 minutes par jour. Pour ce faire, nous avons eu recours à une stratégie aussi radicale que risquée : tout tourner dans un seul et même lieu, dans des décors artificiels et en plans séquence. Chaque jour, je filmais un seul plan, qui durait entre 8 et 15 minutes. Ensuite, j’en ai coupé certains au montage mais cette méthode particulière de tournage a produit une très belle tension au sein de l’équipe. Ça a été une aventure de création collective où chaque membre devait rester en alerte constante.
Au montage, il y a un fort contrepoint entre les scènes d’archives et de fiction, ainsi qu’une présence peu commune du son.
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Comme je cherchais une forme d’honnêteté envers le spectateur, j’ai essayé de différencier de façon très claire la fiction et les images d’archives. Depuis la mise en scène jusqu’à la postproduction, j’ai assumé une certaine théâtralité.
Dans Eva ne dort pas, rien n’est tout à fait réaliste, comme pour nous rappeler qu’il n’y a pas de vérité unique.
Nous avons fait en sorte que les montages d’image, de son et de composition musicale s’élaborent et s’influencent mutuellement. Nous avons travaillé tout le temps au côté de Valentin Portron, un jeune compositeur à la sensibilité à fleur de peau, et avec Francis Wargnier, un authentique artiste du design sonore. Nous avons introduit des sons cachés, subliminaux, qui s’évanouissent à la limite du bruit et de la musique, entre la réalité et l’illusion.
Nous avons utilisé le thérémine, l’instrument préféré des spirites, combiné avec un violoncelle et plusieurs guitares électriques. Nous avons également incorporé la voix d’Evita comme un instrument de plus. Nous l’avons remixée, déformée, étirée, dispersée tout au long du film. Le summum de cette recherche a été la musique retentissant pendant les scènes de bataille urbaine de 1969. Nous avons donné aux guitares une certaine composante The Clash, nous avons fait "chanter" Evita. Une fois la voix placée sur la base musicale, nous avons découvert qu’Evita c’était du pur rock : une cadence rock, un enrouement rock, des discours incendiaires comparables aux meilleures paroles du rock.
Et comment crois-tu que ces voix seront-elles écoutées et ces images lues par des non Argentins qui ignorent tout de leur poids symbolique ?
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Je crois en la valeur universelle des images. En voyant ces foules immenses envahir pacifiquement la place de Mai pour défendre leurs droits, nous remarquons que d’autres révolutions se sont produites et se produisent encore sur d’autres places du monde.
En Argentine, il y a une nouvelle génération de jeunes Argentins, qui, durant les dix dernières années, ont assisté une nouvelle fois à la récupération du mythe politique d’Evita. D’après toi, quelle lecture feront-ils de ton film ?
J’espère que l’on ne réduira pas mon travail à une posture partisane et que l’on saura interpréter mon intention en profondeur. Ce n’est pas un film pour ou contre le péronisme, mais un film contre les dictatures, contre le capitalisme sauvage et pour la liberté et l’égalité de droits.
Quelle place occupe Eva ne dort pas dans ton parcours professionnel ?
Je crois que le fil conducteur de tout mon travail a toujours été la passion. Elle est le mot clé qui unifie l’histoire intime et déchirante de mon premier long métrage Salamandra au même titre que l’histoire passionnée d’Evita. Mais ce nouveau film accroît encore plus mon intérêt pour la passion féminine et approfondit ma conviction qu’après des siècles de soumission, nous sommes entrés dans l’ère de la femme.
Mon opinion
Le film de Pablo Agüero, découpé en trois parties, mêle habilement des images d’archives, à la pure fiction. Chaque séquence révèle les étapes du long cheminement de la dépouille d'Eva Perón.
Une femme qui, de son vivant, fut adorée voire idolâtrée par des millions d'Argentins. Haïe pareillement par une oligarchie rétrograde et menacée.
Après sa mort, en Argentine, les différents régimes qui prennent le pouvoir n'ont eu de cesse de vouloir effacer toutes traces du péronisme. Celles d'Evita en particulier.
"Son poids historique repose plus sur l’introduction du concept de justice sociale que sur son programme politique. Evita m’intéresse en tant que parabole de cette revendication populaire que personne ne pourra faire taire. C’est une femme qui, même morte et disparue, continue de vivre dans les idéaux de milliers de personnes qui l’ont adoptée comme une mère de l’insurrection. C’est le cauchemar vivant des militaires et des néolibéraux.", note Pablo Agüero, récompensé en 2012 par le Grand Prix du meilleur scénariste.
Un scénario intelligent, solide et parfaitement écrit qui démontre avec justesse que rien, ni personne, n'a le pouvoir d'effacer un mythe. Les images sont sombres, souvent sinistres. La violence des dialogues donne une force supplémentaire à cette réalisation ténébreuse, singulière et parfaitement maîtrisée. Le casting tout entier est à saluer pour sa justesse.
En conclusion d'un interview, Pablo Agüero a déclaré : "Ce n’est pas un film pour ou contre le péronisme, mais un film contre les dictatures, contre le capitalisme sauvage et pour la liberté et l’égalité de droits." Et de rajouter "Ce nouveau film accroît encore plus mon intérêt pour la passion féminine et approfondit ma conviction qu’après des siècles de soumission, nous sommes entrés dans l’ère de la femme."