Date de sortie 24 juin 2015
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Réalisé par Neeraj Ghaywan
Avec Richa Chadda, Vicky Kaushal, Sanjay Mishra,
Shweta Tripath, Nikhil Sahni, Pankaj Tripathy, Bhagwan Tiwari
Genre Drame
Production Indienne, Française
Dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2015
- Masaan reçoit, entre autres, le Prix special du Jury
ex-eaquo avec le film Iranien Nahid de Ida Pananandeh
Synopsis
Bénarès, la cité sainte au bord du Gange, punit cruellement ceux qui jouent avec les traditions morales.
Deepak Chaudhary (Vicky Kaushal), un jeune homme issu des quartiers pauvres, tombe éperdument amoureux d'une jeune fille qui n’est pas de la même caste que lui.
Devi Pathak (Richa Chadda), une étudiante à la dérive, vit torturée par un sentiment de culpabilité suite à la disparition de son premier amant.
Pathak (Sanjay Mishra),le père de Devi, victime de la corruption policière, perd son sens moral pour de l’argent, et Jhonta (Nikhil Sahni), un jeune garçon, cherche une famille.
Des personnages en quête d'un avenir meilleur, écartelés entre le tourbillon de la modernité et la fidélité aux traditions, dont les parcours vont bientôt se croiser...

Entretien avec le réalisateur Neeraj Ghaywan
Comment ce projet est-il né ?
Tout a commencé à l’époque où je travaillais en entreprise. Un ami m’a parlé des ghats de crémation à Bénarès, où les corps sont brûlés près de l’eau, selon la tradition. Il m’a expliqué que ceux qui brûlent les corps sont dépourvus d’émotions. J’ai immédiatement été fasciné par son récit et je lui ai demandé : "Que se passerait-il si un garçon qui travaille sur le ghat tombait amoureux d’une fille ? Et s’il était issu de la caste la plus basse de la société et qu’elle appartenait à la bourgeoisie, si bien qu’il était incapable de lui dire qu’il l’aime ?" Un jour, il découvre son cadavre parmi d’autres et il est dévasté. Il ne sait pas comment réagir. Toute sa vie, ces cadavres lui sont apparus comme des robots, comme des objets, et il n’a jamais ressenti la moindre émotion. Mais tout à coup, il se retrouve nez à nez avec le cadavre de celle qu’il aime le plus au monde. Je voulais explorer les sentiments éprouvés lorsqu’il doit brûler le cadavre d’un être qui lui est cher. Il y avait là une ironie qui m’intéressait.
Avez-vous aussitôt commencé à développer le scénario ?
Pas tout à fait. Il faut bien voir que j’ai fait des études difficiles pour obtenir mon MBA dans l’une des meilleures écoles de commerce du pays. Après coup, j’ai décroché un boulot très bien payé, ce qui a rendu mes parents très fiers de moi. Comme j’avais aussi envie de travailler dans le cinéma, j’ai intégré une maison de production, mais j’étais toujours frustré car j’avais l’impression que je gâchais ma vie : j’étais tellemen en souffrance que je passais mon temps à pleurer ! Dans le même temps, l’histoire de ce garçon travaillant sur le ghat me revenait sans cesse en tête. J’ai eu l’occasion de faire la connaissance du réalisateur Anurag Kashyap qui appréciait mes articles sur le cinéma étranger, et je lui ai raconté que je ne supportais plus ma vie. Il m’a dit que je ne pouvais pas tout avoir et, comme il préparait son nouveau film, il m’a proposé de devenir son assistant. Je me suis senti flatté, mais je ne pensais pas être à la hauteur. C’est alors qu’il m’a dit : "Tu n’as qu’à faire un essai pour en être sûr". Je suis rentré à mon bureau et j’ai donné ma démission. J’ai appelé mes parents et leur ai dit : "Je viens de démissionner et je ne vais plus me marier". Ils ont refusé de me parler pendant six mois, considérant que j’abandonnais tout pour devenir un simple assistant !

Que s’est-il passé par la suite ?
Ma vie a totalement changé du jour au lendemain. Dès que j’ai pris cette décision, je me suis mis à écrire des scénarios, qui étaient tous très mauvais ! Et puis, j’ai été assistant pendant deux ans et demi sur Gangs of Wasseypur d’Anurag Kashyap, et j’ai même fini par réaliser le making-of du film. C’est devenu ma formation cinématographique. Chemin faisant, l’histoire du garçon sur le ghat ne cessait de me hanter, comme si elle me demandait de la raconter. Finalement, j’ai décidé de m’y consacrer et j’ai proposé à Varun Grover, un ami originaire de Bénarès, d’écrire le scénario avec moi. Nous avons travaillé sur la première mouture pendant un an environ, mais je n’étais pas totalement satisfait. Il faut dire que j’ai une approche documentaire, qui s’inspire de Haneke et des frères Dardenne, et que je trouve essentiel de faire des recherches approfondies sur le sujet qu’on souhaite aborder. Du coup, nous sommes allés à Bénarès pour rencontrer plusieurs personnes proches de nos personnages, avant de retoucher le scénario qui nous semblait comporter beaucoup de lacunes. En réalité, même les Indiens ne connaissent pas vraiment l’existence de ceux qui sont chargés de brûler les cadavres. Je me suis dit qu’on devait être très précis. Après notre phase de recherche, l’histoire a changé en profondeur.
À travers les deux personnages principaux, vous brossez un certain portrait de la jeunesse indienne. Pensez-vous qu’elle ait encore un avenir ?
Tout d’abord, nous souhaitions situer l’intrigue dans une petite ville et y apporter un nouvel éclairage. La plupart du temps, le cinéma indien ne retient des petites villes que la pauvreté et la beauté des paysages.

Nous avons eu envie de filmer dans une ville d’aujourd’hui, en pleine mutation, où les jeunes parlent de leur ambition de devenir ingénieur ou de Facebook, tout en se sentant pris dans un étau socio-économique. D’ailleurs, chacun des protagonistes du film cherche à fuir. Devi tout d’abord veut fuir cet environnement où elle est constamment persécutée.
Mais ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle ne s’excuse pas de ce qu’elle a fait – elle regrette seulement ce qui est arrivé à son petit ami.
Car dans une société aussi conservatrice que la nôtre, avoir des relations sexuelles hors mariage est encore tabou. Devi refuse de s’y plier et, à cet égard, c’est une féministe. On rencontre très peu de femmes libérées sexuellement dans le cinéma indien, mais je n’ai pas cherché à brosser le portrait de l’une d’entre elles parce que c’était "tendance". Au cours de nos recherches, Varun et moi avons réuni une vingtaine de filles et nous leur avons posé des questions telles que : "Est-ce que vous voyez souvent votre petit copain ? Avez-vous des relations sexuelles avec lui ?" Et toutes ont admis qu’elles aimaient regarder des films pornos ! On était stupéfaits ! Ce sont ces éléments qui nous ont inspirés le personnage de Devi.
En ce qui concerne Deepak, nous l’avons aussi écrit à partir d’un garçon que nous avons rencontré, et nous avons choisi de l’observer d’un point de vue social : c’est un excellent étudiant et il est le seul de sa famille à fréquenter l’université. Pourtant, en fin de compte, ces personnages ne sont pas si rebelles que ça, mais sont profondément humbles et droits. Devi estime qu’elle doit payer pour le tort causé à son père.
Deepak est confronté à un dilemme : il pourrait revendre la bague et aider sa famille financièrement, mais il perdrait alors à tout jamais tout souvenir de la fille qu’il aime. Du coup, ils sont tous les deux pris au piège dans leur propre environnement – et Deepak s’interroge sur le sens de la vie et se demande pourquoi la souffrance liée au deuil ne s’amenuise pas…
Vous semblez suggérer qu’un gouffre sépare les classes sociales. Une histoire d’amour entre un garçon comme Deepak et Shaalu est-elle encore inenvisageable à l’heure actuelle ?
En menant nos recherches, nous nous sommes rendus compte qu’il est dégradant de toucher à un cadavre et que seule la caste tout en bas de l’échelle sociale s’en acquitte. Sur le plan culturel, il y a de toute évidence un grand écart social entre le milieu de Deepak et celui de Shaalu, mais le gouffre est davantage lié à leurs castes respectives. Jeune fille à l’esprit progressiste, Shaalu trouve ridicule ce genre de préjugés, mais elle est consciente que ses parents n’apprécieront pas Deepak et, s’il le faut, elle est prête à s’enfuir avec lui. Par ailleurs, Shaalu est également passionnée de poésie, ce qui en dit long sur son niveau d’études et de culture. À cet égard, j’avais vraiment envie de citer de grands poètes hindis.
Devi souffre constamment d’être prise pour cible. Est-ce à dire que les femmes sont victimes de violences dans l’Inde d’aujourd’hui ?
Pour être honnête, je n’aime pas le fait que le cinéma indien s’intéresse soit à la pauvreté, soit à des personnages d’allure exotique, ou encore qu’il doive systématiquement aborder une "problématique" sociale, politique ou démographique. Pourquoi un film ne pourrait-il pas se contenter de raconter une histoire ? Si je souhaitais montrer la réalité telle qu’elle est, je ferais un documentaire. Ce sont les rapports entre êtres humains qui m’intéressent avant tout. Cependant, il est indéniable qu’il y a des allusions au fait qu’une femme cultivée est jugée par la société. À un moment donné, le type qui travaille avec Devi lui demande brutalement de coucher avec lui, en affichant son mépris. La société indienne est très patriarcale, et les femmes n’ont pas le droit de sortir sans être accompagnées. Les hommes indiens sont très misogynes, et ils sont mal à l’aise en présence d’une femme. Si une femme est progressiste, ils ont le sentiment qu’elle cherche à se hisser au-dessus d’eux et elle est alors digne de mépris à leurs yeux. Avec mon scénariste,
nous sommes vraiment en faveur de l’égalité des sexes.

Vous sous-entendez également que certains policiers sont corrompus.
Nous avons d’ailleurs interrogé un policier sur ces flics corrompus, et il nous a confirmé que certains d’entre eux se comportent tel qu’on le voit dans le film. En menaçant quelqu’un de rejeter la honte sur lui, on peut lui extorquer de l’argent. Le policier n’a aucune raison de se rendre chez Devi, et c’est pour cela qu’il y va en tenue civile.
Le professeur est-il l’incarnation des traditions dans une société en rapide évolution ?
En réalité, s’il s’agit d’un prêtre classique, il aurait été très conservateur. Idéalement, il aurait marié Devi rapidement pour s’épargner la honte. Mais nous ne voulions pas d’un prêtre aussi conventionnel. Du coup, nous avons décidé d’en faire un prof, qui a tourné le dos au système éducatif depuis longtemps et qui mène à présent une vie tranquille. Comme on le voit dans le film, il est cultivé et progressiste. Il finit peu à peu par accepter ce qu’a fait sa fille, même si c’est difficile pour lui. Lorsqu’il se met à pleurer, la tête sur ses genoux, il montre qu’il ne la condamne
pas et qu’il comprend ce qu’elle endure. Les rôles sont inversés et Devi est cette fois la figure maternelle.
La mort plane sur tous les personnages. Est-ce un thème important à vos yeux ?
Elle est aussi présente dans l’un de mes courts métrages. Quand quelqu’un de très proche disparaît, au cinéma on montre en général une grande tristesse et de la souffrance. Mais ce qu’on ne comprend pas, c’est qu’on peut en retirer aussi une profonde sagesse. De même, lorsqu’on vit une première rupture, on est effondré, mais la deuxième rupture est moins douloureuse. La souffrance est source d’enseignements, et elle rend le plus souvent beaucoup plus sage. Pour moi, le film est un récit initiatique, dans lequel la douleur peut s’avérer positive et n’est pas forcément synonyme de détresse absolue. D’ailleurs, Bénarès est connue comme la "ville de la mort", et on raconte que si l’on meurt à Bénarès, on trouvera le salut. C’est pourquoi c’était d’autant plus important d’y situer l’intrigue.
Aucun des deux protagonistes n’est très bavard : ils sont plutôt dans l’introspection et l’observation.
Ils sont socialement déchirés. Devi, au fond d’elle-même, a toujours pensé que son père était responsable de la mort de sa mère. Quant à Deepak, il est pleinement conscient d’appartenir à la caste la moins favorisée et comme ses amis viennent de différents milieux, il se dit qu’ils n’ont peut-être pas d’estime pour lui. C’est pour cette raison qu’il s’énerve lorsque sa petite amie lui demande où il habite – il s’est senti rabaissé toute sa vie.

En dépit d’une approche documentaire, le film est très stylisé. Comment avez-vous travaillé la lumière et les couleurs ?
Anurag Kashyap est adepte d’une mise en scène très sobre et, par exemple, il n’utilise pas de grue, ce qui est très inhabituel dans le cinéma indien. Tout comme lui, je souhaitais surtout raconter une histoire et rester au plus près de mes personnages. Je ne voulais pas tourner en Scope, car cela a tendance à isoler les personnages dans le plan, d’autant plus qu’il s’agit d’un film très chargé émotionnellement. En outre, je ne voulais pas tomber dans les clichés sur Bénarès. En général, quand on tourne dans cette ville, on filme des prêtres, des figures de la divinité, des célébrations religieuses et des motifs hindouistes. On ne voulait rien de tout cela, mais plutôt montrer la réalité du monde dans lequel vivent les personnages, sans l’enjoliver. D’où le fait que nous ayons tourné l’intégralité du film en décors naturels. Nous nous sommes même rendus sur le ghat, mais nous n’avons pas filmé la crémation pour des raisons éthiques. Les décors devaient donc être aussi réalistes que possible. Par exemple, étant donné que le bleu est censé être la couleur du diable, nous avons utilisé cette couleur. Je voulais que mes collaborateurs soient aussi habités par le film que moi. Par conséquent, la plupart de mes chefs de poste ont fait leurs débuts sur ce film, à l’image de l’ingénieur du son, du chef-décorateur, du chef-opérateur et du scénariste. Tous étaient passionnés par ce projet.
Comment s’est déroulé le casting ? Les comédiens sont-ils connus du public indien, ou s’agit-il de débutants ?
Je tenais absolument à ce que mes acteurs aient un accent ou une démarche authentique. Si on fait appel à des comédiens très célèbres et qu’on les emmène en décors réels, ils attirent d’innombrables badauds qu’il faut ensuite gérer. La fille qui joue Devi est très connue, tout comme l’acteur qui campe son père. Quant à Deepak, j’étais sur le point d’engager un comédien célèbre, mais ses disponibilités ne coïncidaient pas avec le tournage. J’ai fini par choisir un type qui a été 1er assistant et avec qui j’ai sympathisé. D’abord j’ai hésité à le prendre, car je ne voulais pas être influencé par notre amitié. Mais j’ai été emballé par son audition et je n’aurais pas trouvé un acteur plus convaincant que lui. Dès qu’on a atterri à Bénarès, je lui ai dit, "si tu ne fais qu’une chose pour te préparer, va sur le ghat", et il y a passé l’essentiel de son temps. Il est "devenu" le personnage. Pendant des jours et des jours, il est resté là-bas pour observer les crémations, ce qui peut être extrêmement effrayant une fois la nuit tombée.

Le film se démarque nettement du Bollywood. Pensez-vous qu’il y ait en Inde un espace pour d’autres genres et notamment pour le cinéma d’auteur ?
Je ne regarde pas beaucoup de films de Bollywood. Ils sont destinés à un public bien spécifique et ils ne me plaisent pas. Mais il y a une nouvelle vague de réalisateurs à l’heure actuelle qui émergent. Les gens sont de plus en plus attirés par des films qui abordent de vrais sujets et qui s’appuient sur de bons scénarios – ils commencent à se lasser des chants et des danses ! Du coup, on ne voulait aucune scène de chant ou de danse dans notre film. Je crois vraiment qu’un film est fait pour émouvoir et présenter des situations réalistes – mais réaliste ne veut pas dire ennuyeux.
Pourquoi avez-vous cherché des producteurs en France ?
J’ai d’abord fait une recherche en Inde, mais je n’ai pas trouvé de producteur. C’est d’ailleurs très difficile de trouver des gens prêts à investir de l’argent sur un film comme celui-ci. Du coup, je suis allé au festival de Sundance et le film a immédiatement suscité de l’intérêt sur le marché international. Guneet Monga, qui avait produit The Lunchbox, m’a recommandé d’opter pour une coproduction. Elle a envoyé le scénario à Mélita Toscan du Plantier, alors qu’elle était en Inde. À son retour et après avoir créé sa maison de production (Macassar Productions) avec Marie-Jeanne Pascal, elles ont toutes les deux lu le scénario et l’ont adoré. Elles ont donc conclu un accord avec Arte et Pathé. On a donc eu beaucoup de chance au bout du compte.
Sources :
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Mon opinion
"Pourquoi un film ne pourrait-il pas se contenter de raconter une histoire ?" a déclaré le réalisateur. Pour son premier long-métrage Neeraj Ghaywan a longuement travaillé son scénario, coécrit avec Varum Grover. Celui-ci met en évidence les contrastes saisissants de son pays en pleine mutation. Pour appuyer le propos, plusieurs destins vont se croiser.
Rien n'est laissé au hasard. L'ensemble est fouillé d'une façon quasi documentaire.
Le scénario s'appuie, entre autres, sur la triste condition féminine. Un sujet difficile, dur et douloureux. Membres du Jury de la Section un Certain Regard au Festival de Cannes 2015, Nadine Labaki, fameuse réalisatrice libanaise, et la courageuse Haifaa Al-Mansour dont on se souvient du sublime Wadjda, n'ont pas dû rester insensibles devant pareille iniquité.
Il est également question de la corruption policière, qui semble fonctionner comme une véritable institution.
De cette division entre personnes de castes différentes, tristement d'actualité, aujourd'hui encore.
Tout ceci pourrait paraître trop pour un seul film. Pour ma part, il n'en a rien été.
D'emblée la sublime photographie d'Avinash Arun Dhaware et la musique composée par Bruno Coulais et Indian Ocean m'ont transportées.
L'émotion est venue s'imposer, plus profonde encore, grâce à l'impeccable jeu des comédiens, professionnels ou pas. De ses vies, de survie pour certains, en quête d'un avenir meilleur et qui se trouvent tiraillés entre une certaine modernité qui s'impose et les traditions qui perdurent.
Ce magnifique pays et à la fois riche de son Histoire, de ses coutumes, de ses villes mythiques, de ses sites et couleurs admirables, de ses poètes, aussi, dévoile devant la caméra de Neeraj Ghaywa une part importante de la vie dans la ville sainte de Bénares. Du Gange. La vie d'aujourd'hui d'un côté, les rites ancestraux de l'autre.
Masaan est un film captivant. Sans être un chef d'œuvre, l'émotion qui s'en dégage reste bien prégnante. C'est bien là l'essentiel.
L’Inde, la plus grande démocratie du monde à être tournée vers l’innovation, est aussi l’un des plus anciens foyers de civilisation, ainsi que le berceau de plusieurs religions dont l’hindouisme (pratiqué par plus de 80% de la population), le jainisme, le sikhisme et le bouddhisme. La place de la religion dans la vie quotidienne est centrale.
Elle régit, de la naissance à la mort, chaque étape cruciale de l’existence (par exemple le mariage) par le biais de codes, rites, rituels, cérémoniaux, basés sur un calendrier lunaire selon lequel l’astrologie détermine chaque activité. Le système sociétal est donc extrêmement complexe.
La hiérarchie rigoureuse, endogame, injuste puisque héréditaire, du système des castes (division de la population en classes) impose des lois intransigeantes qui déterminent la destinée professionnelle d’un individu dès sa naissance. La société hindoue se compose principalement de 4 castes associées à des catégories socio-professionnelles :
- la caste la plus élevée des Brahmanes, constituée de prêtres et d’enseignants
- Kshatriya, dont dépendent des princes, rois et guerriers
- Vaishyas, celle des commerçants et agriculteurs
- les Shudras, ou caste des serviteurs
Enfin, 25 % de la population indienne fait partie d’une cinquième caste, celle des intouchables ou dalits (opprimés). Gandhi les surnommait Harijan, "les enfants du dieu Vishnu".
La société a longtemps pénalisé les plus défavorisés en les cantonnant aux tâches les plus ingrates, telles que balayer les rues, nettoyer les sanitaires, laver du linge ou s’occuper des crémations. De quoi argumenter la lutte menée par la population concernée pour retrouver une dignité humaine. En légiférant sur l’abolition de cette stigmatisation, la constitution a pu apporter des éléments de réponse à cette injustice.
La hiérarchisation de la population est intimement liée au cycle de la vie et de la mort, ainsi qu’à la notion de réincarnation, qui fait partie des croyances fondamentales de l’hindouisme. Selon ces croyances, l’âme, après la mort d’un homme, prend la forme d’un autre être vivant. La réincarnation (sous forme animale, végétale ou humaine dans une caste plus privilégiée) est prédéterminée en fonction des actes menés par la personne au cours de sa vie antérieure, c’est-à-dire de son Karma. La délivrance ultime de ce cycle perpétuel est conditionnée par les diverses actions conduites durant la vie, et ne peut être accordée que par le tout puissant dieu Brahman qui lui seul a le pouvoir de briser le cycle des réincarnations.
Vârânasî la ville sainte, le Gange fleuve sacré et le ghat : Mark Twain, célèbre auteur américain et indophile, disait de la ville sainte Vârânasî (renommée Bénarès par les britanniques),
"Bénarès est plus vieille que l’histoire,
plus vieille que la tradition,
plus vieille même que la légende,
et elle a l’air d’être plus vieille que les trois réunies".
Vârânasî, centre d’études théologiques, l’un des 7 hauts lieux de pèlerinage pour la communauté hindoue, est citée dans les textes sacrés des épopées mythologiques Mahâbhârata et Ramayana, écrits plusieurs siècles avant l’ère chrétienne.

Selon la mythologie, le fleuve sacré Gange aurait pris sa source dans la chevelure d’un des principaux dieux hindous, Shiva, dieu de la destruction, de la création du nouveau monde, et seigneur des lieux de crémation. Il était alors normal que Vârânasî soit sous la protection du dieu Shiva. Pour tout croyant, le Gange symbolise le moyen d’accéder de son vivant à l’ablution, par le biais du bain sacré, puis un moyen de se purifier par la prière et enfin, sous réserve d’avoir mené une vie vertueuse, de se réincarner dans une caste supérieure grâce au rite de passage que constitue la crémation.
Le terme "ghat" désigne les escaliers aménagés qui mènent aux berges du fleuve sacré où ont lieu les baignades, les prières ainsi que les nombreuses crémations quotidiennes. Vârânasî compte environ une centaine de ghats aux noms différents; on estime à environ 30 000 le nombre de crémations qui s’y déroulent par an. Un certain nombre de ghats sont la propriété privée de familles fortunées et de Maharadjas depuis plusieurs générations. Ces derniers les ont aménagés en construisant de somptueux édifices ainsi que des temples aux styles architecturaux variés. Autour de ces pratiques religieuses s’est créée une véritable industrie qui a ses propres codes. La crémation, acte considéré comme impur, est une tâche exclusivement allouée à la caste des intouchables ou dalits.

Bonus Day : Sur le ghat, la personne dont c’est le Bonus Day reçoit tous les gains générés par toutes les crémations du jour. Par exemple : disons que c’est mon jour de bonus et que vous êtes l’un des ouvriers sur le ghat. Si vous facturez 600 dollars pour incinérer un corps, 500 seront pour moi et 100 pour vous. Admettons qu’il y ait 100 corps incinérés ce jour, alors je récolte plus de 50.000 dollars de bonus. Ce jour de Bonus est une sorte de bien intangible, transmis au fil des ans. Ainsi, si j’ai 2 jours de bonus par an et que je prévois d’avoir deux fils, mes deux fils vont hériter d’un jour de bonus par an chacun.Telle est la logique du Bonus Day.
L’amour, l’adultère et les codes de la relation amoureuse au sein de la société hindoue :
Toutes les étapes de la vie d’un hindou sont régies par des règles imposées d’une part par les textes religieux, d’autre part par la société en tant que telle. Les actes de se marier, et même de s’aimer, doivent obéir à ces règles. Le flirt et les relations sexuelles hors mariage ne sont pas autorisés. Le mariage est arrangé par les parents avec un ou une prétendant(e) de caste similaire. S’aimer, avoir des relations sexuelles sont des choses envisageables une fois seulement que les deux personnes sont unies par les liens sacrés du mariage.
Bien que la société soit en pleine mutation, que la femme indienne moderne soit cultivée, ait fait des études, ait un métier et soit de plus en plus souvent financièrement indépendante, la question du mariage reste la même : les traditions ancestrales éclipsent toujours tout le reste, en imposant l’ordre moral.
Il apparaît donc tout à fait normal que les parents choisissent un(e) époux/ épouse à leur enfant, et que le jeune couple, alors parfaitement étranger l’un à l’autre, attende le moment du mariage pour consommer cet amour imposé. Transgresser ces règles conduit irrémédiablement à une sanction extrêmement lourde qui se traduit en premier lieu par la notion du déshonneur vis-à-vis de la société, puis par le rejet de sa propre famille, et enfin par une mise à l’écart, véritable ostracisation qui conduit souvent au suicide, tant l’amour interdit reste associé à la souffrance et à la mort.
Internet, Facebook et autres sites de rencontres sont autant de moyens dont raffole la génération actuelle en quête de soi, dans un pays déchiré entre rêve de modernité possible grâce aux nouvelles technologies et poids de traditions millénaires, entravant l’émancipation des êtres humains en les privant de leur liberté fondamentale, les gardant prisonniers d’un cycle perpétuel et sans espoir d’échappatoire…
Sonia Rannou
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